23/10/2023

Paul Eluard expliqué


Page accueil

Suite
PAUL ELUARD : Dominique aujourd'hui présente (Le Phénix 1951)


j'ai presque peur en vérité

Cliquer sur la photo pour l'agrandir
Les amoureux de Peynet

Dominique aujourd'hui présente
(Le phénix 1951)

Toutes les choses au hasard
Tous les mots dits sans y penser
Et qui sont pris comme ils sont dits

Et nul n'y perd et nul n'y gagne

Les sentiments à la dérive
Et l'effort le plus quotidien
Le vague souvenir des songes
L'avenir en butte à demain

Les mots coincés dans un enfer
De roues usées de lignes mortes
Les choses grises et semblables
Les hommes tournant dans le vent

Muscles voyants squelette intime
Et la vapeur des sentiments
Le cœur réglé comme un cercueil
Les espoirs réduits à néant

Tu es venue l'après-midi crevait la terre
Et la terre et les hommes ont changé de sens
Et je me suis trouvé réglé comme un aimant
Réglé comme une vigne A l'infini notre chemin le but des autres

Des abeilles volaient futures de leur miel
Et j'ai multiplié mes désirs de lumière
Pour en comprendre la raison

Tu es venue j'étais très triste j'ai dit oui
C'est à partir de toi que j'ai dit oui au monde
Petite fille je t'aimais comme un garçon
Ne peut aimer que son enfance

Avec la force d'un passé très loin très pur
Avec le feu d'une chanson sans fausse note
La pierre intacte et le courant furtif du sang
Dans la gorge et les lèvres

Tu es venue le vœu de vivre avait un corps
Il creusait la nuit lourde il caressait les ombres
Pour dissoudre leur boue et fondre leurs glaçons
Comme un œil qui voit clair

L'herbe fine figeait le vol des hirondelles
Et l'automne pesait dans le sac des ténèbres
Tu es venue les rives libéraient le fleuve
Pour le mener jusqu'à la mer

Tu es venue plus haute au fond de ma douleur
Que l'arbre séparé de la forêt sans air
Et le cri du chagrin du doute s'est brisé
Devant le jour de notre amour

Gloire l'ombre et la honte ont cédé au soleil
Le poids s'est allégé le fardeau s'est fait rire
Gloire le souterrain est devenu sommet
La misère s'est effacée

La place d'habitude où je m'abêtissais
Le couloir sans réveil l'impasse et la fatigue
Se sont mis à briller d'un feu battant des mains
L'éternité s'est dépliée

O toi mon agitée et ma calme pensée
Mon silence sonore et mon écho secret
Mon aveugle voyante et ma vue dépassée
Je n'ai plus eu que ta présence

Tu m'as couvert de ta confiance.

Commentaire
1 Un passé à oublier, un avenir sombre
2 Une rencontre salvatrice
3 Un retour sur sa jeunesse

Introduction
Chez Eluard comme chez tous les surréalistes, il n'y a pas de poésie sans l'intercession d'une femme aimée, une muse. C'est elle qui provoque, soutient et assure le lien avec l'univers poétique. Eluard a multiplié les muses, la première Gala le quitte pour Dali, la seconde, Nusch, meurt prématurément. Eluard fait donc la connaissance de sa dernière muse, Dominique, de 19 ans sa cadette, trois ans après la mort de Nusch. Et de trois, telle phénix, l'oiseau qui renaissait indéfiniment, Eluard renaîtà la vie et à la poésie, il se perpétue semblable à lui même de femme en femme.
Ce poème est un véritable épithalame à l'adresse de Dominique qu'il épousera la même année. Le poème se compose de 14 quatrains d'octosyllabes à rime libre, sans ponctuation

1 Un passé à oublier, un avenir sombre
"Tu es venue", cette courte phrase qui sera ensuite martelée est précédée de quatre quatrains dans lequel notre poète témoigne de sa solitude avant la rencontre de Dominique. Par le jeu de l'assonance en "i", voyelle courte, fermée, aiguë, un son plaintif, Eluard nous fait part de la banalité, de l'automatisme de son existence depuis la mort de Nusch. Aucune profondeur dans sa réflexion, dans sa prosodie, aucun échange, aucune communication. Le présent est dépourvu d'intérêt, il est à la dérive, se laissant aller. Son seul effort quotidien est d'essayer de se souvenir du bonheur d'autrefois mais ses pensées, ses songes sont autant de cauchemars qu'il préfère oublier, il n'a plus foi en l'avenir. Il vit au jour le jour entre un passé qu'il préfère oublier comme une descente dans les ténèbres et un futur "en butte" aux difficultés. Les mots qui étaient hier sa raison d'être lui apparaissent inaccessibles "coincés", les véhicules qui les transportent ont "les roues usées", les lignes d'écriture sont "mortes", elle ne constituent plus de messages. L'action des êtres humains est comparée à des girouettes, des automates, sans aucun plan. Le poète se voit se dégrader physiquement et psychiquement. Son corps n'a plus de vie, c'est un squelette et son cœur ne réagit plus aux "vapeurs des sentiments", sentiments qui se sont consumés et qui laissent encore échapper un léger souffle. Son cœur est désormais "réglé comme un cercueil", il ne réagit plus à rien, il n'attend plus que la mort pour y être admis. Cette perspective de la mort, du suicide était déjà présente dans "Notre vie".

2 Une rencontre salvatrice

S'il est une rencontre qui arrive au bon moment, c'est bien celle de Dominique. Le poète retrouve soudainement toute sa ferveur, une nouvelle jouvence. "Tu es venue", c'est la phrase que l'on prononce lors d'une rencontre souhaitée à laquelle on ne s'attendait plus, Eluard n'en revient pas, il reprendra la formule quatre fois à intervalles réguliers toutes les deux strophes, toujours placée en tête comme pour affirmer que c'est bien l'élément primordial et donner de l'élan à son nouvel enthousiasme. "L'après midi crevait la terre" nous rappelle la chaleur étouffante du Mexique où a eu lieu leur rencontre, les terres craquelées par la sécheresse. La rencontre avec Dominique est perçue comme une véritable "réorientation" par un être complètement "déboussolé". Le poète retrouve force, séduction et magnétisme, il attire, organise comme "un aimant" mais il aime aussi et l'adjectif "aimant" s'applique bien à sa situation. Il est réglé "comme une vigne", il va pouvoir produire à nouveau des fruits qui deviendront du vin source de plaisir, d'ivresse. Les hommes qu'ils voyaient auparavant comme des girouettes, ont une direction, un but, ils travaillent en commun comme des "abeilles". Désormais la destinée du couple "notre chemin" se confond avec celle des autres hommes, "le but des autres" nous rappelant étrangement l'idéologie communiste dont Eluard était l'un des messagers. La perspective du miel futur produit par cette ruche correspond à la perspective optimiste à l'époque du communisme, un travail fragmenté dont on partage les résultats. Eluard retrouve subitement le sens de son action, la poésie et l'engagement communiste. Il multiplie ses "désirs de lumière" dans ces deux domaines pour se donner une raison à son action. Ce sont ces abeilles qui l'éclairent sur le rôle de chacun pour le bien de tous. "Tu es venue, j'étais très triste", avec cette allitération de la dentale "t", la répétition comme un martèlement de ce son, Eluard insiste sur la période noire qu'il vient de traverser après la mort de Nusch. Cette rencontre, il y adhère tout de suite par un "oui", celui de l'amour comme celui que l'on doit prononcer pour se marier. Mais elle est jeune, très jeune, c'est une "petite fille" qui avec 19 ans d'écart pourrait être sa fille, il l'aime donc comme "un garçon ne peut aimer que son enfance" avec les yeux étonnés de l'enfance pour qui tout est découverte, mais aussi platoniquement, pudiquement, car c'est une femme enfant.

3 Un retour sur sa jeunesse
La jeunesse de Dominique lui rappelle sa propre jeunesse, il revient vers celui qu'il fut pour mieux vivifier celui qu'il est et mieux construire celui qu'il sera. Pour notre poète, "vieillir c'est organiser sa jeunesse", la jeunesse de Dominique le plonge dans un passé lointain, à ses débuts de poète lorsqu'il écrivait des "chanson sans fausse note", une poésie d'une grande pureté dans le feu de l'amour, avec un cœur infatigable. Eluard réitère sa formule "Tu es venue", qu'il complète par une allitération en "v" rappelant le vrombissement d'un moteur qui se met en marche, dissipant les pensées morbides lorsqu'il "creusait la nuit", "caressait les ombres". Les difficultéss'évanouissent, la boue se dissout, les glaçons de la mort fondent, le temps n'est plus figé, les ténèbres disparaissent, il a de nouveau envie de vivre. La chute est enrayée, il crie déjà victoire, "gloire", l'ombre, les pensées négatives se sont envolées, le fardeau de sa vie s'est allégé, il a repris son ascension vers les sommets aériens remplis de vie, de lumière. Sa misère, son chemin de croix, sa prison, se sont effacés laissant place à la contemplation d'horizons multiples, de ciel sans limite, d'éternité. Désormais son regard qui s'était fermé, opacifié est "clair" par le seul pouvoir du "jour de son amour". Sans amour le monde est vide, désert ou l'on s'égare comme un aveugle-né, désormais avec Dominique, il aime, donc il est. Elle redevient sa conscience comme un écho secret. Dans le dernier quatrain par une suite d'oxymores, Eluard nous fait prendre conscience de cette dualité, sa pensée est "calme" et "agitée", le "silence, "sonore", "l'écho", "secret", l'aveugle", "voyante". Dominique malgré ses silences répond à ses pensées et à ses paroles, elle voit sans voir à la façon des voyantes. L'homme et la femme sont comme magnifiés par le couple. "Tu m'as couvert de ta confiance" qui est isolé et qui termine le poème pourrait marquer la dépendance périlleuse, l'aliénation à cette femme. Chez Eluard tout péril dans cette limitation est écarté pour être ouverture sur le monde, sur l'humanité et au-delà.

Conclusion.

Dans "Dominique aujourd'hui présente", On assiste à un miracle de transfiguration amoureuse par la présence d'une femme. Sans la présence de cet autre privilégié qu'est la femme, le moi éluardien perd son être, il est réduit au néant. Eluard aimait à rappeler la pensée du Marxiste Feuerbach que "Là où il n'y a pas de toi, il n'y a pas de moi". Que se forme un couple et aussitôt le monde déploie ses splendeurs autour des amoureux. Cette affirmation de la nécessité de l'amour que l'on trouvait dans les premiers vers d'Eluard vient se greffer sur une réalité. Ce poème est parmi les derniers poèmes d'amour heureux d'Eluard, il n'en a pas la grandeur des débuts mais on y trouve beaucoup plus d'émotion.

Vocabulaire

Dominique

Dominique Eluard, journaliste, dernière compagne d'Eluard, de son vrai nom Odette Lemort, (1914-12 juin 2000. ) avait 19 ans de moins qu'Eluard et 35 ans lors de sa rencontre au Mexique. C'est une renaissance qu'il salue dans son recueil le Phénix (1951). Pour Éluard, le poème d'amour est une célébration du rôle intercesseur de la Femme, l'inspiratrice, la muse, le lien avec le Monde et l'univers poétique. Les femmes muses et les espoirs idéologiques ont été les deux engagements existentiels et poétiques de Paul Éluard.
Phénix
Oiseau fabuleux de la mythologie égyptienne. Comme la légende lui attribuait le pouvoir de renaître, il devint le symbole de l'immortalité, des résurrections. Le phénix est un oiseau qui ressemble au héron. Son nom vient du mot grec qui désignait la couleur rouge (couleur du feu) en référence à la légende sur sa mort et sa résurrection dans les flammes.
Épithalame
Poème épique composé pour un mariage.

Oxymore
Rapprochement de deux mots qui semblent contradictoires ex : un silence éloquent.



Page accueil